12 novembre – Si la victoire de Donald Trump est nette en termes de grands électeurs (voir ici), elle s’est pourtant jouée à quelques États-clefs qui ont basculé de justesse en sa faveur. Pour expliquer ce résultat, plusieurs dynamiques sont évoquées. Prises séparément, aucune ne suffit à éclairer complètement le renversement de situation qui a été vécu : c’est leur combinaison et leur interrelation qui ont renforcé les effets de chacune, dont les principales auront été :
- la forte perte de voix démocrates chez les électeurs à bas revenus et chez les peu diplômés
- le détournement notable du vote jeune du parti démocrate vers les Third Party
- l’absence d’impact des votes féminins et hispaniques
1. L’effritement continu du socle électoral bâti par Barack Obama
Sept millions. Telle est la perte de votes enregistrée par les démocrates depuis l’élection record de Barack Obama en 2008. La moitié du chemin (3,6 millions) a été accomplie en 2012, sans pour autant empêcher le président sortant d’être réélu. La tendance s’est poursuivie en 2016, et, cette fois, elle s’est avérée fatale. A contrario, les républicains ont légèrement augmenté leur nombre de voix. Davantage qu’une victoire de Trump, ces chiffres suggèrent surtout que l’élection a été une défaite de Clinton. L’autre élément marquant de ce graphique est la montée en force des candidats Third Party (2 millions de voix en 2012, 7 millions en 2016). Une conclusion tentante serait de penser que cette hausse est en grande partie due à un effet direct de vases communicants avec Clinton. Comme il sera montré plus loin, une telle vision est réductrice, la vérité étant que les mouvements d’un bloc politique à un autre ont été nombreux et divers, tant dans un sens que dans l’autre.
2. L’impact relatif du vote Third Party
Le vote Third Party a principalement profité au candidat libertarien Gary Johnson (un ex-républicain), mais aussi à l’écologiste Jill Stein (qui dépasse le score de 1%, un bon score pour un candidat arrivant quatrième à une élection présidentielle américaine).
A la vue de ces résultats, comme pour Ralph Nader en 2000, des voix se sont élevées pour accuser Jill Stein d’avoir privé Hillary Clinton de précieux suffrages qui auraient pu lui permettre de gagner. C’est la théorie du « vote utile », ou plutôt de sa non-application : en provoquant une dispersion des voix progressistes (notamment chez les jeunes, cf. le paragraphe 6 de cet article), Jill Stein a fait le jeu de Donald Trump (dont les idées environnementales sont radicalement opposées aux siennes) et fait perdre Clinton (dont les positions étaient plus proches).
En pratique, qu’en est-il ? En supposant que, si Jill Stein ne s’était pas présentée, toutes les voix obtenues par l’écologiste se seraient intégralement portées sur Clinton (ce qui est une hypothèse hardie), la démocrate n’aurait récupéré que deux États (Wisconsin et Michigan), trop peu que pour sauver la situation (il lui aurait encore manqué huit grands électeurs pour atteindre les 270 requis). Bref, Stein a affaibli Clinton, mais elle ne suffit pas à expliquer sa déconvenue. D’autant plus que, à l’inverse, la démocrate était favorisée par le bon score du libertarien Gary Johnson, lequel a certes mordu sur l’électorat des deux candidats, mais probablement davantage sur celui de Trump que sur celui de Clinton (notamment dans le Nevada, que Clinton a remporté).
En résumé, l’impact des candidats third party dans leur ensemble est difficile à affirmer. Ce qui est certain, c’est que Jill Stein seule n’explique pas la défaite de Clinton (mais elle y contribue), et que le vote Gary Johnson est trop complexe, trop multiple, que pour vraiment déterminer s’il a plus favorisé l’un ou l’autre des deux principaux candidats.
3. La baisse de soutien des classes populaires envers les démocrates
L’un des changements les plus marqués relevés par les sondages à la sortie des urnes concerne le vote des classes populaires (revenus inférieurs à $50 000/an). Ainsi non seulement celui-ci semble-t-il s’être moins mobilisé qu’il y a quatre ans (36% des votants contre 41% en 2012), mais surtout a-t-il nettement moins voté démocrate que par le passé, comme le montre le graphe ci-dessous. Si, au niveau national, cette perte profite surtout aux candidats Third Party, son impact est en fait variable selon les États, les républicains en tirant un profit énorme dans les territoires les plus disputés de la Rust Belt (Michigan, Pennsylvanie, Wisconsin), que Trump a réussi à arracher grâce au basculement d’une partie des classes populaires.
Vote des classes populaires (%) |
Floride | Ohio | Michigan | Pennsylvanie | Wisconsin | |||||
2012 | 2016 | 2012 | 2016 | 2012 | 2016 | 2012 | 2016 | 2012 | 2016 | |
Démocrates | 59 | 54 | 59 | 52 | 62 | 53 | 67 | 54 | 62 | 49 |
Républicains | 40 | 42 | 39 | 42 | 36 | 42 | 31 | 42 | 37 | 45 |
Autres | 1 | 4 | 2 | 6 | 2 | 5 | 2 | 4 | 1 | 6 |
4. Une désaffection marquée des moins diplômés vis-à-vis des démocrates
Sans véritable surprise, les tendances basées sur les diplômes scolaires sont proches de celles concernant le revenu annuel, à savoir un désamour marqué à l’encontre des démocrates de la part des peu diplômés (c.-à-d. ayant au mieux obtenu un diplôme secondaire), leurs suffrages en faveur du parti de Clinton chutant de 51% à 44% en quatre ans.
Vote des électeurs ayant au mieux un diplôme du secondaire (50% des votants) |
Etats-Unis | |
2012 | 2016 | |
Démocrates | 51 | 44 |
Républicains | 47 | 52 |
Autres | 2 | 5 |
Ici aussi, cette perte profite tant aux républicains qu’aux candidats Third Party. A noter une statistique ethnique fortement commentée : cette année, 67% des peu diplômés blancs ont voté républicain (pas de comparaison disponible avec 2012). Au sein des autres communautés ethniques, ce même indicateur tombe à 20%.
5. Les classes aisées ont (modérément) moins voté républicains
L’analyse des sondages à la sortie des urnes en ce qui concerne les classes aisées est moins nette en termes de tendances que celle portant sur les classes populaires (où les mouvements ont été amples) et doit être traitée avec prudence. Ses résultats suggèrent une érosion modérée de cet électorat au détriment des républicains et en faveur tant des démocrates que des Third Party. Une érosion trop faible toutefois que pour contrebalancer l’effet observé au sein des classes populaires.
Vote des classes aisées (revenus supérieurs à $50k/an), exprimé en % |
Etats-Unis | |
2012 | 2016 | |
Démocrates | 45 | 47 |
Républicains | 53 | 49 |
Autres | 2 | 4 |
6. Le détournement d’une partie des jeunes vers les Third Party au détriment des démocrates
D’après les sondages à la sortie des urnes, une frange substantielle de l’électorat jeune a délaissé la candidate démocrate au profit de candidats Third Party, qu’ils ont massivement alimenté (60% de l’électorat Third Party a moins de 40 ans). A l’opposé, le candidat républicain n’a pas profité de ce mouvement, mais n’a pas non plus été affecté par un effet semblable.
Vote des électeurs âgés de moins de 40 ans (%) |
Etats-Unis | |
2012 | 2016 | |
Démocrates | 58 | 53 |
Républicains | 39 | 38 |
Autres | 3 | 9 |
Cette tendance pose la question du comportement d’une partie de l’électorat ayant soutenu Bernie Sanders à la primaire démocrate, ledit électorat se caractérisant notamment par sa jeunesse. Nombre de ces jeunes ont-ils refusé de suivre le ralliement de leur leader et préféré se garder d’Hillary Clinton ? Cela n’est pas impensable, qui plus est dans le contexte des révélations sur les magouilles du DNC (révélé par le DNCleaks) pour favoriser Clinton et entraver la campagne de Sanders.
7. Le vote hispanique et celui des femmes n’a pas changé
C’était une des grandes questions du scrutin : comment les femmes et la minorité hispanique allaient-elles réagir face à un candidat d’une part misogyne et accusé d’agressions sexuelles, et, d’autre part, ayant tenu des propos-chocs à l’égard des immigrés clandestins latinos. Au bout du compte, ceux qui pariaient sur un lâchage de Trump par ces deux catégories de la population en sont pour leurs frais, les sondages à la sortie des urnes n’indiquant aucune désaffection massive de leurs parts vis-à-vis des républicains, l’inverse se produisant même dans le cas des Hispaniques (dont le vote n’en demeure pas moins largement pro-démocrate et a aidé Clinton à conquérir le Nouveau-Mexique).
% de vote |
Femmes | Hispaniques | ||
2012 | 2016 | 2012 | 2016 | |
Démocrates | 55 | 54 | 71 | 65 |
Républicains | 44 | 42 | 27 | 29 |
Autres | 1 | 4 | 2 | 6 |
8. Une baisse marginale du vote afro-américain chez les démocrates
La participation de la communauté afro-américaine à l’élection présidentielle posait question au sein du camp démocrate, lequel craignait une démobilisation importante de sa part après les années Obama. Dans la pratique, les sondages à la sortie des urnes n’indiquent pas une participation significativement moindre de la part de cette communauté par rapport à 2012. Son vote est aussi resté massivement fidèle aux démocrates, même si une érosion dudit vote semble avoir eu lieu (88% des Afro-Américains ont voté pour Clinton, contre 93% pour Obama en 2012).
Les marges d’erreur sur ce genre d’études (sachant que le vote noir ne pèse que pour 12% de l’échantillon) ne permettant pas de tirer de conclusions absolues, tout juste se contentera-t-on de supposer que le vote afro-américain n’a pas joué de rôle-clef dans le verdict de l’élection … mais que sa légère érosion (si elle a effectivement eut lieu) a renforcé les autres tendances négatives observées pour les démocrates et ainsi pu contribuer à leur défaite dans quelques-uns des États les plus serrés (notamment le Michigan).
9. Bonus : le système électoral américain
Le fait que la victoire de Trump ait été acquise avec un vote national inférieur à celui de Clinton (la démocrate a récolté 62,4 millions de voix sur l’ensemble du territoire, contre 61,3m au républicain) a relancé la controverse relative au système des grands électeurs pour élire le président des États-Unis, certains allant jusqu’à comparer la victoire de Trump à un déni de démocratie.
Bien que légitime sur le fond (comme évoqué précédemment, le système électoral américain ne donne pas le même poids à chaque vote), cette polémique ne peut servir à disqualifier la victoire de Trump. En cause : rien ne permet d’affirmer que l’issue du scrutin aurait été différente si la règle du jeu officielle pour désigner le vainqueur avait été différente . Le cas de la Californie, de New York et du Texas permettent d’illustrer ce propos : ces États sont les plus peuplés du pays, mais aussi ceux dont les taux de participation au scrutin figurent parmi les plus bas. A contrario, la Floride (le quatrième État le plus peuplé) possède l’un des taux de participation les plus élevés. L’explication est simple : la Floride figure parmi les États les plus indécis et chaque vote y a son importance, tandis que New York et la Californie (démocrates) et le Texas (républicain) sont considérés comme quasi automatiquement acquis à un camp ou à l’autre, ce qui incite peu les partisans du parti minoritaire à aller voter.
Bref, rien ne permet d’affirmer que le comportement des électeurs aurait été le même s’il avait été connu que l’élection se jouait sur une base nationale. Peut-être les républicains de Californie et New York se seraient-ils davantage mobilisés, peut-être les démocrates du Texas auraient-ils fait pareils, peut-être une partie des votants des États indécis auraient été moins motivés, etc. Tout raisonnement reposant sur cette vue d’esprit n’est que spéculation, nul ne saura jamais avec certitude quel verdict aurait donné un scrutin entièrement national. Ce qui n’empêche évidemment pas de questionner le bien-fondé du système des grands électeurs, mais cela est un autre débat.
Les autres analyses du scrutin : 2. Impact des principaux thèmes et faits de campagne – 3. Le détail des résultats – 4. Cinq États-clefs décortiqués
NB : les sondages à la sortie des urnes ont été réalisés par le « Edison Research for the National Election Pool », un consortium composé de ABC News, The Associated Press, CBS News, CNN, Fox News et NBC News. Les résultats détaillés peuvent être consultés ici pour 2016, et ici pour 2012.