Le célèbre musée londonien, ses chefs-d’œuvre, ses coulisses, ses visiteurs, ses guides passionnés : tel est le programme de ce documentaire de l’alerte octogénaire Frederick Wiseman.
Œuvrant dans son style habituel, Wiseman procède par une succession de scènes prises sur le vif et montrées sans mise en contexte ni commentaires off, ni aucune incrustation à l’écran renseignant sur les intervenants ou les tableaux. Le résultat n’en est ni hermétique ni abscons, tout est compréhensible, mais demande un effort d’attention et d’interprétation. Bref, Wiseman fournit la matière à l’état brut, au spectateur de décider quel sens lui donner (même si les choix de cadrages et de sujets influenceront forcément son interprétation).
Les scènes montrées par Wiseman peuvent être regroupées en cinq catégories, qui se recoupent parfois.
1°) Les anecdotes de tableaux : des guides expliquent aux visiteurs le contexte d’une œuvre, le récit qu’elle relate, le(s) message(s) qu’elle vise à transmettre. Un retable de Jacopo di Cione (autrefois placé dans l’église San Pier Maggiore à Florence) est le premier à être ainsi disséqué. Suivent ensuite :
- le portrait de Christine de Danemark par Hans Holbein le Jeune, réalisé pour Henri VIII qui envisageait de la prendre pour (quatrième) épouse.
- un guide s’adressant à un auditoire d’enfants pour leur expliquer toutes les histoires et tous les trésors qu’ils peuvent découvrir dans les tableaux du musée. Plus tard, une autre guide rappellera que nombre des œuvres présentes en ces lieux ont été acquises à partir de fortunes bâties sur la traite des Noirs.
- le « Samson et Dalila » de Rubens, mis à l’honneur d’abord pour décrire la manière dont cet épisode est traité par l’artiste, puis pour évoquer les jeux d’ombres et de lumières prévus par le peintre, mais que ne peuvent percevoir les visiteurs, le tableau (comme tant d’autres) ayant été conçu pour être accroché dans le foyer d’un particulier, à l’éclairage totalement différent de celui du musée.
- « Les Ambassadeurs » de Hans Holbein le Jeune, avec une guide titillant les imaginations en évoquant l’hypothèse que ce tableau soit en fait la représentation d’un meurtre.
- « Whistlejacket », un cheval peint avec une incroyable précision par l’artiste animalier George Stubbs.
- « L’assassinat de Saint Pierre Martyr » (c.-à-d. Pierre de Vérone, un dominicain du XIIe siècle) par Bellini, avec en arrière-plan des bûcherons indifférents au massacre perpétré à côté d’eux.
- le « Garçon mordu par un lézard » du Caravage, qui offre occasion d’évoquer le travail sur les couleurs du sulfureux maître italien.
- « Le triomphe de Pan » de Nicolas Poussin, commenté par le conservateur du musée lui-même pour une poignée de happy few lors d’un exposé particulièrement érudit (considérations sur le thème du tableau ; contexte dans lequel il est peint ; ce que Poussin a voulu représenter ; documentation qu’il a utilisée ; etc.).
2°) les coulisses administratives, avec notamment des débats animés sur divers aspects de la gestion du musée, telle une discussion concernant le marathon de Londres, dont l’arrivée a lieu à Trafalgar Square juste devant l’entrée de la National Gallery, soulevant ainsi la question (controversée) de savoir si le musée doit tirer parti d’un événement qui lui est imposé (et sans rapport avec ses activités) pour en retirer un surcroît de notoriété.
Les relations du musée avec son public (faut-il coûte que coûte chercher à l’élargir, ou au contraire conserver une approche essentiellement élitiste ?) : tel était déjà le sujet abordé dans l’une des toutes premières scènes du film, un échange surréaliste dans sa forme (une dame du marketing positionnant vaille que vaille des concepts creux à un conservateur principal tentant de rester aussi aimable et constructif que possible, alors que son interlocutrice n’apporte jamais de réponse claire lorsqu’il lui demande ce qu’elle veut dire concrètement), mais annonciateur de ce qui est finalement le véritable thème du documentaire : comment « transmettre » l’art ?
Parmi les autres séquences concernant les coulisses administratives, citons aussi :
- la présentation par la directrice financière du budget prévisionnel (en baisse) pour le prochain exercice comptable, et les commentaires et questions des membres du bureau exécutif en réaction à cet exposé.
- un événement imprévu : Greenpeace prenant d’assaut la façade du musée pour un happening dénonçant les pollutions causées par la société pétrolière BP.
3°) coulisses toujours, artistiques cette fois
- un atelier d’analyse de tableaux pour aveugles et malvoyants, avec copies en relief distribuées aux participants et explications adaptées données par une guide, remarquable par sa manière de raconter l’œuvre, de la communiquer (l’œuvre présentée est « Boulevard Montmartre, Effet de Nuit », par Pissarro).
- des modèles masculin et féminin posant nus lors de cours de dessins.
- un responsable de la rénovation des cadres expliquant (gauchement) l’un de ses récents travaux.
- trois scènes concernant la restauration de tableaux : l’une, brève et silencieuse, montre une retoucheuse en action ; dans une deuxième, un spécialiste explique en détail le nettoyage effectué sur le « Portrait de Frederick Rihel » de Rembrandt, ainsi que toutes les découvertes que ce travail a permis (changement de composition en cours de route par le peintre ; corrections malheureuses de précédents retoucheurs ; etc.) ; dans la troisième enfin (qui concerne le tableau de Velasquez « Christ dans la maison de Marthe et Marie »), le même spécialiste et l’un de ses collègues révèlent à des étudiants en histoire de l’art le grand secret d’une restauration réussie : « être réversible ».
- le placement d’un triptyque dans une salle d’exposition de manière à lui donner un éclairage acceptable, à défaut d’être parfait.
- sous des dehors urbains et courtois, un duel à couteaux tirés opposant deux duos de spécialistes au sujet des liens entretenus par Watteau avec la musique.
- la préparation d’une salle (démontage d’installations précédentes, placement d’un revêtement spécial …) en vue d’une performance de danse devant des tableaux du Titien.
4°) les grandes expositions événementielles
- celle consacrée à Léonard de Vinci, avec des images de la foule se pressant pour la visiter, l’intervention d’un commissionnaire expliquant (de manière confuse) ce que l’événement apporte de neuf sur la connaissance du maître, ainsi qu’une discussion entre un expert italien et des membres du musée sur la façon dont a été placée la « Vierge aux rochers ».
- celle sur Turner, avec : une évocation de l’influence de Le Lorrain sur le peintre britannique ; une brève présentation du tableau « Le déclin de l’empire carthaginois » ; une analyse sur la représentation de l’eau dans « Le Dernier Voyage du Téméraire ».
- celle sur Titien, illustrée par quelques-unes de ses peintures consacrées aux poésies d’Ovide, entre autres « Diane et Callisto », dont le conservateur retrace à un hôte de marque la liste des propriétaires successifs (aux rangs desquels notamment le duc d’Orléans, régent du Royaume de France pendant la minorité de Louis XV).
5°) le dialogue entre la peinture et d’autres formes d’art, avec, pour ouvrir le bal, l’analyse déjà évoquée du « Triomphe de Pan » de Nicolas Poussin, dont le thème s’inscrit dans la controverse ayant agité les cercles artistiques du XVIIe siècle sur la supériorité (présumée) de la sculpture vis-à-vis de la peinture.
Les séquences suivantes procèdent de la mise en relation directe entre la peinture et un autre art, pour le meilleur et pour le pire, selon l’impression que peut en retirer le spectateur, Wiseman ne donnant pas d’indice sur son avis à lui, à une exception près, un passage parmi les plus réussis, où le cadrage et la mise en scène laissent peu de doutes sur le message transmis. Ce passage est celui d’un récital donné dans une galerie du musée par un virtuose qui grimace et sur-joue comme sur-jouent et grimacent parfois les virtuoses. Un parterre d’auditeurs l’écoute dans un ennui poli. Pas de magie ni de grâce. Lesquelles surgissent instantanément dès lors que la caméra passe sur les tableaux et les tableaux seulement. Plus de simagrées, plus de distractions, rien que Beethoven (sonate 18 op. 31 n°3, scherzo) et les maîtres, qui se parlent qui se répondent, qui se subliment.
On n’en dira pas autant du ressenti de deux autres séquences, celle en particulier où une poétesse déclame un texte de son cru en l’honneur du « Diane et Callisto » de Titien (à la décharge de la poétesse, elle avait d’emblée souligné les limites de la parole pour exprimer un tableau). Même impression mitigée pour la performance réalisée par deux danseurs devant un autre tableau du Titien : sans doute réalisent-ils une belle prestation, mais l’émotion, le « dialogue », ne passent pas, trop de mouvements, trop de gesticulations, comme un symbole d’un des rares défauts du film : ne pas donner (ou trop rarement) le temps de contempler les peintures, ni même de les appréhender, beaucoup à peine entrevues et déjà disparues, un éclair et l’oubli, surtout si on ne les connaissait pas, et parfois même quand on les connaissait déjà. N’en restent pas moins plusieurs qui, malgré la brièveté de leur exposition, impriment la rétine, tel l’autoportrait au chapeau de paille d’Elizabeth Vigée-Lebrun, ou, en guise de conclusion, après une ultime salve de visages, celui du plus grand, Rembrandt, qui nous fixe mystérieusement.