Hors-normes. Si un film mérite ce qualificatif, c’est bien The Birth of a Nation, à la fois l’un des plus grands succès du cinéma américain, mais aussi le plus scandaleux.
Hors-normes, The Birth of a Nation l’est d’abord sur le plan cinématographique. Par son ampleur (raconter la Guerre de Sécession et la reconstruction du Sud qui s’en suivit), sa durée (trois heures, à une époque où peu de gens conçoivent qu’un film de plus de 60 minutes puisse ne pas lasser), sa réalisation (reconstitutions gigantesques de batailles et systématisation des gros plans, des fondus-enchaînés et du montage parallèle), ainsi que par son procédé narratif (l’histoire fictive de deux familles entremêlée à celle réelle des Etats-Unis), il est un spectacle inédit pour le public américain de 1915, qui découvre là la toute première superproduction hollywoodienne jamais tournée.
Commercialement parlant, c’est un triomphe : les dollars s’amassent par millions et le film décroche le titre de plus rentable de l’Histoire, un honneur qu’il conservera plus de vingt ans. Artistiquement aussi le succès est au rendez-vous : innovateur génial du Septième Art, le réalisateur D.W. Griffith devient une référence majeure pour ses pairs, tandis que l’actrice Lillian Gish se voit propulsée aux rangs des stars les plus célèbres du muet.
Bref, The Birth of a Nation bouleverse le monde du cinéma. Mais son influence ne s’arrête pas là et va aller bien au-delà de la sphère artistique. En fait, The Birth of a Nation a tout simplement écrit une page de l’Histoire de l’Amérique. Ou, à tout le moins, a grandement contribué à l’écrire. Une page peu ragoutante toutefois, voire carrément honteuse : la résurrection du Ku Klux Klan, alors moribond depuis près de quarante ans, mais que Griffith aide à renaître de ses cendres en le parant de lettres de noblesses qu’il n’a jamais eues.
C’est là l’autre face de The Birth of a Nation, une face sombre et sulfureuse, celle d’une oeuvre raciste, qui falsifie l’Histoire, véhicule les pires clichés, attise la haine envers les Noirs et justifie l’attitude des Klansmen. Le scandale qui accompagne sa sortie a beau être aussi grand que son triomphe, il ne l’arrêtera pas et ajoutera à sa légende, celle d’avoir été le premier film à conjuguer succès, génie et propagande idéologique pourrie.
Résumé, première partie (sans spoilers)
Etats-Unis, 1861. Deux familles, l’une sudiste (les Cameron), l’autre nordiste (les Stoneman), sont unies par des liens d’amitié profonds, voire, pour certains de leurs membres, des liens d’amour. Hélas l’Histoire les rattrape et, avec elle, la guerre de Sécession, ce gâchis fratricide et insensé, qui conduit les enfants d’un même pays à s’entre-tuer, tel l’un des fils Cameron foudroyé par une balle en plein champ de bataille alors qu’il venait de découvrir le corps agonisant d’un de ses amis Stoneman.
Peu à peu, malgré les coups de panache de soldats aussi valeureux que Ben Cameron, le Nord prend le dessus et, en 1865, le Sud doit s’avouer vaincu. Mais la guerre n’est pas terminée qu’un autre drame survient : Lincoln est assassiné ! Le président avait beau être un ennemi du Sud, il était juste. Avec lui, la réconciliation aurait eu lieu, avec lui, le Sud aurait été traité avec respect. Lui disparu, les margoulins, les profiteurs et les idéalistes inconscients (tel le patriarche Stoneman) ont les mains libres pour agir.
Résumé, suite (avec spoilers)
Désormais, le Sud vit sous la coupe de Noirs rustres et de carpetbaggers cupides (terme péjoratif désignant les Blancs du Nord venus s’installer dans les Etats du Sud pour en piller les richesses). A leur tête : un mulâtre du nom de Silas Lynch, que soutient le patriarche Stoneman, à la grande déception de sa fille Elsie, qui désapprouve les idées de son père et est amoureuse de Ben Cameron depuis qu’elle l’a soigné dans un hôpital alors qu’il était blessé et prisonnier de guerre.
Les jours passent, la situation s’aggrave : les élections sont truquées, les gens compétents évincés, le désordre règne, et l’insécurité grandit pour des Sudistes houspillés par les nouveaux maîtres de la région, à la grande honte des serviteurs noirs des Cameron, qui jugent inacceptable le comportement de leurs congénères du Nord. Mais rien n’y fait, et le pire finit par arriver : assaillie par un Noir lubrique qui voulait la violenter, la jeune Flora Cameron choisit le suicide plutôt que le déshonneur et se jette du haut d’une falaise pour échapper à son agresseur.
Pour les Sudistes, c’en est trop, ils doivent réagir ou ce pays, autrefois prospère et joyeux, jamais ne retrouvera le bonheur. Prenant la tête d’un groupe clandestin qu’il a formé peu avant la mort de sa sœur, Ben Cameron défie l’oppresseur et entreprend des actions coups de poing, que lui et ses compagnons mènent couverts d’une cagoule blanche et d’une robe de la même couleur, tant pour préserver leur incognito que pour effrayer les Noirs crédules.
Dès lors, le grand mouvement de résistance est lancé, et il n’aura de cesse que lorsque le Sud aura retrouvé sa liberté. Mais alors que Ben Cameron s’apprête à livrer une bataille décisive, son père est arrêté par les hommes de Silas Lynch, et s’il parvient à s’échapper grâce à l’intervention de ses fidèles serviteurs noirs, le vieil homme doit fuir la ville avec le reste de la famille.
Pris en chasse par la milice noire, les Cameron (sauf Ben, qui ignore tout de ces événements) se réfugient dans une cabane occupées par deux soldats nordistes. Par solidarité aryenne, ceux-ci n’hésitent pas une seconde : ils aideront les fugitifs et se battront à leurs côtés, quand bien même, face à un adversaire largement supérieur en nombre, l’issue du siège n’offre que peu d’espoirs. Entre-temps, Ben et ses compagnons ont mis les tyrans en fuite et libéré Elsie Stoneman des griffes de Silas Lynch qui voulait l’épouser de force. Prévenu sitôt cet exploit accompli de la menace qui pèse sur les siens, Ben rapplique avec ses hommes à la cabane où résiste sa famille et disperse l’ennemi. Les Cameron sont sauvés ! Le Sud est sauvé ! Et grâce à la volonté, la bravoure et l’intelligence de ses enfants, il va maintenant se relever.
Commentaires
- Le scénario de The Birth of a Nation est adapté d’un roman et d’une pièce de théâtre parus dix ans plus tôt : The Clansman, oeuvre de l’écrivain Thomas Dixon Jr. A l’époque de leur sortie, ce roman et (surtout) cette pièce connurent une relative notoriété, laquelle fut démultipliée par leur adaptation au cinéma. Dixon se montra enthousiaste à l’égard du travail de Griffith et en fit abondamment la promotion, notamment auprès d’un de ses anciens camarades d’université, le président Woodrow Wilson, obtenant même de lui que le film soit projeté à la Maison Blanche. Concernant les commentaires que le président fit après la projection, les versions divergent. Pour certains (probablement influencés par Dixon), Wilson aurait déclaré : « C’est comme écrire l’histoire avec de la foudre. Mon seul regret est que cela soit si horriblement vrai ». D’autres en revanche (notamment le secrétaire particulier du président) rejettent catégoriquement cette affirmation, ajoutant que Wilson avait au contraire qualifié le film de « malheureux ».
- Parmi les réécritures de l’Histoire, celle sur Abraham Lincoln est particulièrement intéressante et « réussie ». Le défi n’était pourtant pas simple à relever : comment en effet concilier l’image de quasi-sainteté dont jouit Lincoln dans la mythologie américaine avec la haine viscérale que lui voua le Sud ? La réponse vint en trois temps :
- d’abord présenter la guerre comme la conséquence non du président, mais de politiciens manipulés par des Noirs (le cas montré dans le film est celui du patriarche Stoneman, lequel a pour maîtresse une Noire nymphomane qui obtient de lui tout ce qu’elle désire).
- ensuite, ne strictement rien dire des motivations de son assassin, celui-ci n’apparaissant à l’écran que pour commettre son crime et lancer pour unique revendication un nébuleux « Sic semper tyrannis » (« Ainsi en est-il toujours des tyrans », à l’origine prononcé par Brutus au moment de tuer César), qu’un spectateur non-averti pourrait lier non pas à la vengeance d’un Sudiste, mais à la scène que venait juste avant de montrer Griffith, au cours de laquelle Lincoln et le patriarche Stoneman étalent leurs désaccords sur le sort à réserver au Sud, Lincoln prônant la réconciliation, Stoneman la punition.
- enfin, présenter cet assassinat comme une tragédie tant pour le Nord que pour le Sud, Lincoln étant décrit comme un homme juste qui aurait empêché le désastre qui allait suivre.
- Concernant les personnages noirs, la plupart sont interprétés par des Blancs grimés dans la plus pure tradition des blackface minstrels, comme cela était courant à l’époque,
- Griffith prit très mal les nombreuses critiques qui s’abattirent sur lui. En réaction, il réalisa l’année suivante un autre film-fleuve, Intolerance, au travers duquel il entendait dénoncer l’attitude des détracteurs qui avaient voulu censurer son oeuvre. Non sans une certaine ironie de l’histoire, Intolerance ne fut pas du tout perçu de cette manière, mais comme un acte de contrition du réalisateur pour expier la faute qu’il avait commise avec The Birth of a Nation. Ironiquement encore, Intolerance fut un four commercial et un énorme succès critique.
- A quelle « nation » le titre du film fait-il référence ? A un Sud mythifié, ou aux Etats-Unis tout entier ? Si le déroulé du film et les résumés qui en sont donnés font la part belle au premier, plusieurs passages ainsi que la conclusion (un double mariage unissant des Stoneman nordistes à des Cameron sudistes, suivi de la phrase « Liberty and union, one and inseparable, now and forever ») indiquent que c’est au pays dans sa globalité que Griffith songeait. Et de fait, lorsque, peu après, porté par The Birth of a Nation, le KKK ressuscite, ce n’est plus pour rester confiné aux anciens Etats confédérés comme du temps du premier Klan, mais pour essaimer à travers tout le territoire.
- Cela dit, quel rôle The Birth of a Nation a-t-il réellement joué dans cette renaissance ? Principalement celui d’un catalyseur qui a démultiplié un phénomène naissant : la crainte par une partie de la population blanche que les Etats-Unis perdent ce qu’elle considère comme ses valeurs fondatrices, et que l’âme du pays soit souillée non seulement par les Noirs, mais plus généralement par tout type d’immigration perçue comme « impure ». Dans le viseur : les Juifs, Arabes, Hispaniques, mais aussi les catholiques polonais, italiens et irlandais, avec régulièrement ratonnades et lynchages à la clef. Dans ce contexte, The Birth of a Nation a non seulement fourni une pseudo-justification historique à cette « résistance », mais en outre, de par son héroïsation d’une époque mythique, il a contribué à créer et encourager moult vocations, la plus notoire étant celle de William Joseph Simmons, qui, quelques mois après avoir vu le film, fonda le groupuscule à la base du nouveau Klan. Au cours de la cérémonie officialisant cette deuxième naissance, un rituel nouveau fut instauré : l’incendie d’une grande croix plantée au sommet d’une colline, un acte jamais observé du temps de l’ancien KKK, mais que Dixon (dans le roman) et Griffith (dans le film) ont lancé et popularisé.
Pour aller plus loin
- Une autre analyse du film (en français) avec davantage d’informations sur le tournage et le déroulé du film.
- Un compte-rendu minutieux (en anglais) des techniques cinématographiques utilisées par Griffith, ainsi qu’un résumé détaillé de l’intrigue.
- Un exemple contemporain (2016) de tentative de réécriture de l’histoire, avec le cas des oustachis de Croatie (in. Le Monde diplomatique).
Fiche technique
Réalisateur : David Wark (D.W.) Griffith
Durée : 3 h 07
Année de sortie : 1915
Distribution : Lilian Gish (Elsie Stoneman), Mae Marsh (Flora Cameron), Henry Walthall (Ben Cameron), Miriam Cooper (Margaret, une des sœurs Cameron), Mary Alden (Lydia Brown), Ralph Lewis (Austin Stoneman, le patriarche de la famille), George Siegmann (l’infâme mulâtre Silas Lynch), Walter Long (Gus, le Noir qui tente de violer Flora), Robert Harron (Tod, un des fils Stoneman), Joseph Henabery (Lincoln) …