En dépit d’années d’observations, la planète Solaris garde ses mystères, dont le principal n’est autre que sa surface, un océan gigantesque qui serait en fait … un cerveau.

Photo extraite du film "Solaris" d'Andreï Tarkovski

 

Tout le temps et toutes les ressources qui lui ont été consacrés n’ont toutefois pas fait progresser d’un iota la compréhension de la planète, à tel point que les autorités sur Terre envisagent de procéder à la fermeture définitive de l’énorme station qui orbite autour d’elle, une station dont les trois derniers occupants (sur les quatre-vingts qu’elle peut abriter) communiquent en outre depuis peu des messages particulièrement confus. C’est dans ce contexte que le psychologue Kris Kelvin est envoyé les rejoindre. Sa mission : évaluer la situation et décider du maintien en activité ou non de la station. Or, qu’elle n’est pas sa stupéfaction à son arrivée de découvrir qu’un des scientifiques s’est suicidé, que les deux autres refusent de lui parler, et qu’il y a d’autres habitants présents, dont sa propre femme Khari, décédée il y a dix ans.

Solaris - Kris Kelvin (Donatas Banionis) et son épouse Khari (Natalia Bondartchouk)

 

Résumé, suite (avec spoilers, mais pas la fin)

Ces autres habitants sont en fait des projections que Solaris matérialise à partir des souvenirs intimes des occupants de la station. Ces phénomènes ont commencé lorsque les trois scientifiques restants ont bombardé l’océan-planète de rayons dans l’espoir de le faire réagir. La réponse de Solaris les a ainsi confrontés à des éléments de leur passé qu’ils refoulaient au plus profond d’eux-mêmes et dont ils supportent difficilement le rappel, à tel point que l’un d’entre eux s’est donné la mort, tandis que les deux autres, s’ils n’en arrivent pas à de telles extrémités, n’en sont pas moins profondément choqués.

Choqué, tel est aussi Kris Kelvin (qui ignore alors tout de la situation) lorsqu’il se retrouve pour la première fois face à l’apparition de son ex-femme Khari. Incrédule, il ne peut supporter d’être face à elle et croit s’en débarrasser en l’expédiant dans l’espace à bord d’une capsule de sauvetage. Sa stupéfaction est toutefois décuplée lorsque Khari réapparaît devant lui quelques heures plus tard. C’est que, comme le lui explique le professeur Snaut, les apparitions générées par Solaris sont immortelles, elles réapparaissent inlassablement si expédiées hors de la station, et guérissent de toutes les blessures reçues, y compris celles supposées les plus fatales. Elles sont aussi, ajoute-t-il, des coquilles à moitié vides, qui n’ont aucune idée de leur condition de copie, ni de ce qui est arrivé à l’individu dont Solaris recrée l’image, mais éprouvent instinctivement un lien fusionnel vis-à-vis de la personne à l’origine du souvenir utilisé pour les former.

Solaris - Kris Kelvin (Donatas Banionis) et le docteur Snaut (Jüri Jarvet)

 

Progressivement, Kris s’habitue à cet avatar, qu’il en vient presque à considérer comme une véritable réincarnation de sa femme, non seulement de par sa matérialité, de par les sentiments qu’elle exprime, et de par son propre sentiment de culpabilité à lui de ne pas avoir pu empêcher son suicide dix ans auparavant, mais aussi parce que la nouvelle Khari évolue et développe une personnalité propre, avec toutefois pour conséquence de prendre conscience de sa véritable nature et des questionnements vertigineux que celle-ci implique.

Pendant ce temps, l’océan Solaris devient de plus en plus agité et les deux scientifiques de la station sont sidérés par les liens que Kris tisse avec la réplique de sa femme. Tous deux réagissent cependant de manière différente, l’un (le professeur Snaut) de façon bienveillante et même peut-être envieuse vis-à-vis de celui qui a réussi à établir une forme de communication avec la planète mystérieuse ; l’autre (le professeur Sartorius) avec beaucoup plus d’animosité (mais sans acte agressif), se proposant de traiter l’affaire de manière purement scientifique, et mettant au point un système permettant d’annihiler pour de bon les projections créées par Solaris.

 

Commentaires (spoilers limités)

Adapté du roman éponyme du Polonais Stanislas Lem, Solaris est souvent présenté comme la réponse de Tarkovski au 2001, L’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick. De fait, sous couvert de science-fiction, les deux cinéastes abordent le même questionnement existentiel de l’être humain, l’Américain en mettant l’accent sur l’aspect technologique et en traitant ses personnages quasi comme des anonymes, le Soviétique en se focalisant sur la dimension psychologique des individus mis en scène et en les personnalisant bien davantage. Ainsi, Solaris est-il avant tout le récit d’une introspection, d’un voyage au coeur de soi, toute la première partie du film se déroulant d’ailleurs sur Terre, où Kris Kelvin, en guise de préparatifs à son périple, hante la maison familiale où il a passé son enfance, emporte une partie des objets importants de son passé, brûle l’autre, et fait ses adieux à son père dont il ignore s’il sera encore vivant à son retour. Viendront ensuite le séjour dans la station orbitale et l’étrange expérience qui y sera vécue, avec un dénouement ouvert, au choix en forme de boucle incomplète, ou de passage à un nouveau stade de connaissances de soi.

Solaris - la maison près de l'étang

 

Déroutant et requérant plus d’une vision, Solaris est une oeuvre d’une grande richesse, aux possibilités d’interprétations multiples et complexes. L’une d’entre elles est celle qui est exposée de la manière la plus explicite dans le film : une réflexion sur l’incapacité qu’aurait l’humanité à appréhender une intelligence différente et à communiquer avec elle, illustrant ainsi la vision d’un genre humain myope malgré sa science, et ramené à une position humble par rapport à l’ensemble de l’univers. Une autre interprétation va dans ce sens, mais de manière plus mystique, celle d’une planète vue comme un dieu capable de sonder l’âme et de recréer des souvenirs, voire de créer des mondes, avec comme variante moins religieuse Solaris agissant comme un psychanalyste accouchant un patient pour en faire ressortir le refoulé. Enfin, dernière interprétation évoquée ici, celle où Solaris n’est autre que le symbole de l’inconscient humain, et l’agitation de son océan le reflet des émotions qu’il abrite, qu’elles soient celles d’un tout jeune bébé essayant, intrigué, de comprendre et reproduire le comportement des habitants du monde dans lequel il va vivre, ou celles que, étonné, submergé ou désemparé, ressent quelqu’un en présence de la sainte trinité que constituent l’être aimé, Brueghel, et Bach.

 

 

Fiche technique

Réalisateur : Andreï Tarkovski

Durée : 2 h 44

Année de sortie : 1972

Distribution : Donatas Banionis (Kris Kelvin), Natalia Bondartchouk (Khari), Jüri Jarvet (le docteur Snaut), Anatoli Solonitsine (le docteur Sartorius), Nikolaï Grinko (le père de Kris), Vladislav Dvorjetski (le pilote Henri Berton), Olga Barnet (la mère de Kris), Sos Sargsyan (le docteur Gibarian) …

Musique : Prélude de choral en fa mineur Ich ruf zu dir, Herr Jesu Christ de Johann Sebastian Bach, adapté par Edouard Artemiev

 

Pour aller plus loin ou pour d’autres points de vue

 

Solaris - La végétation d'eau