Perdu au cœur d’une zone semi-aride du Nouveau-Mexique, ce territoire abrita autrefois une civilisation amérindienne parmi les plus avancées qui aient existé.
Chaco Canyon. Impossible d’y arriver par hasard. Qui y vient l’a prévu, qui y vient l’a voulu. Parfois à la dernière minute, parfois en ignorant le matin s’y retrouver l’après-midi, mais, jamais, jamais, sans à un moment ou un autre s’être dit : « J’y vais », « j’y vais dans ce coin isolé, accessible seulement après des heures d’une route monotone sans point remarquable ni âme qui vive autres que quelques vaches paissant tranquillement le long de la dernière portion du parcours, une piste cahoteuse et poussiéreuse s’avançant en ligne droite à travers un paysage sec, désertique et dénudé ».
Mais pour se rendre à Chaco Canyon, déjà faut-il se trouver au Nouveau-Mexique. Ce qui pousserait quelqu’un à y aller ? Eh bien, Albuquerque par exemple. Dynamique et moderne, la plus grande ville de l’État (500 000 habitants) est bien connue des admirateurs de la mythique route 66. Celle-ci contribua pour beaucoup à l’essor de la cité au XXe siècle, d’abord en la désenclavant vis-à-vis de Chicago et de Los Angeles, puis, Grande Dépression et Dust Bowl aidant, en en faisant un point de passage obligé pour les migrants en quête de Californie. De ces temps anciens, la Central Avenue d’Albuquerque a conservé un alignement interminable de motels, stations-service, fast-foods, épiceries et autres établissements divers et variés, qui donnent au visiteur l’impression d’arpenter une zone commerciale un peu glauque. Bref, il faut aimer. Plus majestueux est le téléphérique qui emmène à Sandia Peak, lequel, à plus de 3000 mètres d’altitude, offre une vue époustouflante sur la plaine traversée par le Rio Grande.
Autre atout d’Albuquerque : être un point de départ idéal pour qui veut visiter les grands sites du sud-ouest américain. Pueblo d’Acoma, Canyon de Chelly, Monument Valley, Grand Canyon, Antelope Canyon, Bryce Canyon, Arches, Canyonlands, Mesa Verde, la ville de Santa Fe : tous ces lieux que les guides renseignent « A ne pas manquer » peuvent être couverts via une (longue) boucle à partir d’Albuquerque, dont l’aéroport est le principal de la région.
Le village dans le ciel
Première étape : le pueblo d’Acoma. Pour s’y rendre, prendre l’autoroute qui file plein ouest à travers le désert. Si peu après la sortie de la ville vous apercevez de grands panneaux déconseillant la prise de tout auto-stoppeur dans une zone où le seul édifice notable est une prison, soyez rassuré(e)s, c’est la bonne direction. Assez vite ces panneaux cèdent la place à d’autres plus accueillants qui invitent le voyageur à s’arrêter dans l’un ou l’autre des casinos-hôtels surgissant soudain de-ci de-là le long du parcours. Non, ce ne sont pas déjà les abords de Las Vegas, mais le passage à travers quelques-unes des réserves indiennes du pays, lesquelles sont depuis 1988 autorisées à exploiter de tels établissements.
L’un de ces casinos marque la sortie à prendre pour gagner Acoma, un village pueblo dont la célébrité tient au fait d’avoir été bâti sur une « mesa », ces reliefs typiques de la région, composés de versants à-pics et d’un plateau plus ou moins étendu en guise de sommet.
Pour atteindre le village, il faut se garer au parking au pied de la falaise et embarquer à bord d’un minibus autorisé à gravir l’unique route d’accès, dont l’existence doit tout … au cinéma. A la fin des années 1920 en effet, un studio hollywoodien jugea ce lieu parfait pour y réaliser un de ses westerns (Redskin). Problème : comment monter au village le lourd matériel de tournage, sachant que la seule voie pour y parvenir se résumait alors à un sentier rudimentaire taillé à même la paroi ? Le studio négocia avec les autochtones et fut finalement autorisé à construire une route en terre menant au sommet de la mesa. Acoma y perdit un bout du rempart naturel qui, huit cents ans auparavant, avait convaincu ses fondateurs qu’ils y seraient à l’abri des pillards écumant la plaine, mais elle y gagna en contrepartie un supplément de confort bienvenu pour ses habitants, lesquels, aujourd’hui encore, n’ont ni réseau électrique, ni égouts, ni eau courante.
Parmi les résidents actuels (tous d’origine indienne), ce sont les femmes qui tiennent le rôle de guide et organisent la visite, narrant au passage mille et une anecdotes qu’elles soient à nouveau cinématographiques (le western-spaghetti « Mon nom est Personne » avec Terence Hill et Henry Fonda fut tourné ici), fantastiques (jeté du haut de la falaise par des Indiens excédés par son comportement, un missionnaire catholique ne dut son salut qu’à sa robe que le vent chaud gonfla d’air pour lui permettre d’atterrir en douceur sur le sol situé cent mètres plus bas), humoristico-sociologiques (une sorte de niche à l’extérieur des maisons est présentée en riant comme étant le refuge des maris fâchés avec leurs épouses, le système matriarcal en vigueur dans le pueblo prévoyant que celles-ci conservent en toute circonstance la propriété du foyer) ou tragiques (fin du XVIe siècle, une expédition punitive menée par un gouverneur espagnol déboucha sur l’incendie du village et le massacre de centaines d’Indiens).
Puis, inévitablement, surgit la question des origines : d’où les primo-occupants d’Acoma venaient-ils ? D’abord, la réponse ne surprend guère, un mouvement migratoire initié depuis Mesa Verde, un autre site bien connu, situé trois cents kilomètres au nord et dont la visite est depuis longtemps inscrite au programme des festivités. Inattendue est en revanche l’évocation d’une étape intermédiaire, Chaco Canyon, un lieu où, explique la guide, pendant trois cents ans s’est épanouie une civilisation parmi les plus avancées de l’histoire amérindienne.
L’autre guide à disposition (vert celui-là, et imprimé) confirme l’intérêt de l’endroit et conseille le détour, non sans toutefois mette en garde quant à son caractère isolé et peu hospitalier : aucune pompe-à-essence ni aucun moyen de se procurer aucune nourriture à moins d’une heure et demie en voiture ; aucune possibilité de loger sauf à avoir une tente avec soi ; et, comme seul bâtiment moderne dans ce territoire semi-aride à l’écart des routes macadamisées, tout juste un modeste centre d’accueil où, jusqu’à 17h, les visiteurs en vadrouille sont accueillis par des rangers chargé d’entretenir le site. Bref : la zone ! Une zone qui plus est pas vraiment dans la direction prévue pour la suite du voyage.
D’un autre côté, la suite immédiate du voyage, c’est la ville-étape de Gallup. Et Gallup … A l’évocation de ce nom revient en mémoire le regard incrédule et plein de pitié arboré la veille à Albuquerque par la préposée de l’agence de location de voitures lorsqu’elle a appris que cette bourgade figurait au menu du parcours. « Ô destin tortionnaire et vicieux, ô dieux sévères et ignominieux ! Comment, cruels, osez-vous sans frémir, infliger à quiconque pareil martyr ? Combien maudite, combien noire et damnée, doit être l’âme qui, pour expier ses pêchés, doit subir ne serait-ce qu’une seule nuit, Gallup, la ville de l’indicible ennui ? » Telle sembla du moins être la pensée qui traversa alors son esprit, et sans doute cette interprétation n’était-elle pas si éloignée de la vérité, puisque, toute professionnelle qu’elle s’était jusque-là montrée, elle cessa sur le champ de vouloir fourguer une énième assurance à un client dont le karma lui paraissait désormais déjà par trop accablé.
Cela dit, Gallup, il n’y a pas vraiment le choix, la suite du périple l’impose, il faudra y passer, et même s’y arrêter, au moins pour ravitailler et dormir, d’ailleurs le motel est réservé. Peut-être serait-il toutefois judicieux de ne point trop vite s’y hâter. Pour l’heure, il est midi, la touffeur de la matinée s’est transformée en cagnard de plomb, des rigoles ruissellent des aisselles et l’eau de la bouteille oubliée dans le véhicule est à mi-chemin de l’ébullition. Vite ! La ventilation, à fond, et rouler, rouler pendant les heures les plus chaudes de la journée, direction Chaco Canyon, et tant pis si ça écarte de la route optimale, tant pis si c’est un trou paumé, Chaco Canyon, en âme et conscience, « J’y vais ».
(À suivre)